Vous reprendrez bien un peu de latin? La joie féconde illustrée par l’étymologie
- Connaissez-vous l’étymologie du mot ‘étymologie’ ? Son origine est grecque : l’étymologie est la science du sens véritable des mots. Elle est, littéralement, le « discours vrai » décapant, pour ainsi dire, le réel enseveli sous les glissements de sens, qui ont obscurci notre compréhension des mots et du monde dont nous parlent ces mots. Le langage, en effet, est le prisme à travers lequel nous disons le réel en tâchant d’avoir une prise sur lui ; mais le langage, à son tour, est lourd de significations que nous avons tout à gagner en nous efforçant de le décoder. Sommes-nous alors, comme le demandait autrefois Socrate à Ion « des interprètes d’interprètes » ? Et le rhapsode grec de lui répondre : Pantapasi ge, « mais oui, absolument ! » (Platon, Ion, 535a)
Voilà bien des considérations grecques après un titre annonçant le Latium, non l’Attique ! C’est vrai, mais la langue latine est cousine de la grecque. Si donc j’ai promis de proposer de « reprendre un peu de latin », on ne m’en voudra pas d’être entré en matière par une référence familiale plus large. Mais voyons à présent le latin, dont est issu le français que nous parlons aujourd’hui.
Notre premier sujet de préoccupation, c’est d’être heureux : tel est le but que nous recherchons à toutes forces, du soir au matin et du matin au soir, même si parfois nous nous y prenons fort mal. Deux mots latins, en particulier, qualifient l’homme heureux : beatus et felix. Le premier sens de beatus est celui de « riche ». Être riche, c’est donc être heureux ? Nous sommes si enclins à le penser au moins un peu (avouons-le) que nous cherchons à nous persuader du contraire en répétant : « Non, l’argent ne fait pas le bonheur. » Mais nous ajoutons incontinent qu’il y contribue cependant, afin d’excuser la passion avec laquelle nous le poursuivons au fil des jours. Notre goût du lucre est si profondément ancré qu’il se traduit, dans le langage, par cette affinité entre la richesse et le bonheur. Ne désespérons pas toutefois, car cette connivence devient légitime si, au lieu de biens matériels, nous recherchons d’abord les richesses spirituelles ; et c’est bien pour cela que les élus, au Ciel, sont « bienheureux », beati en latin, étant parvenus à la vision que l’on appelle justement « béatifique » : celui qui possède Dieu possède avec lui toute richesse vraiment digne d’être possédée, de sorte que tout son désir entre en repos et qu’il goûte une paix parfaite.
Et felix alors ? En latin classique, le mot qualifie l’homme « heureux » comme aussi le dieu « propice » qui le favorise et est ainsi la cause de son bonheur. Cette signification est dérivée d’une idée plus ancienne et concrète : felix veut d’abord dire « fécond », au sens où il donne du fruit, un sens qui, à l’époque classique, a été capté par le terme voisin fecundus, dont est issu le terme français correspondant. Être heureux, c’est donc être fécond. Mais on peut aller plus loin, car l’idée de fécondité est déjà assez abstraite par elle-même, et son assise dans le concret remonte plus loin : le sens le plus ancien de felix, qui explique les significations successives de « fécond » puis « heureux » est : « qui donne du lait », « qui a toute facilité pour allaiter » sa progéniture. Ainsi donc, le bonheur, étymologiquement, est davantage lié à la femme heureuse de donner du lait au fruit de ses entrailles qu’à l’homme qui ne porte pas lui-même ce fruit ni ne l’allaite.
Heureuse celle qui donne du lait ! D’ailleurs, ne la « félicite »-t-on pas d’avoir mis au monde un nouveau-né ? Felix révèle par là son lien avec filius et filia : le fils et la fille sont littéralement « ceux qui prennent le lait », puisque fellare veut dire exactement : « téter ». À ce stade, il n’est pas surprenant que celle qui donne le lait soit la femina : car un doute a beau subsister sur l’étymologie de la femme elle-même, elle est ou bien « celle qui allaite » ou bien « celle qui enfante », à rapprocher alors de la racine qui, en grec, exprime cette fécondité du vivant : le verbe phyô, d’où provient la physis, c’est-à-dire la « nature », qui n’est pas une réalité figée, mais dont cette antique racine exprime le côté foisonnant. Le bonheur, donc, par la fécondité, dont le signe est le « fœtus » auquel il faudra bientôt donner le sein à téter. Tout se tient.
Le commandement donné aux vivants de se multiplier (cf. Gn 1, 22.28) correspond donc bien à la complémentarité essentielle du masculin et du féminin, avec un accent mis en particulier sur le rôle que joue la femme dans ce mouvement croissant de vie. De là aussi les paroles admirables de l’Office divin (fondées sur Lc 11, 27) pour décrire le bonheur de la très sainte Vierge et l’en féliciter :
Beata viscera Mariæ Virginis, quæ portaverunt æterni Patris Filium. « Heureuses les entrailles de la Vierge Marie, qui ont porté le Fils du Père éternel. »
Et beata ubera quæ lactaverunt Christum Dominum.
« Et heureux les seins qui ont nourri de leur lait le Seigneur Jésus-Christ. »
Poursuivons, en veillant bien à ne pas séparer les deux bonheurs, beatitudo et felicitas. Car les enfants sont la richesse de leurs parents (j’y reviendrai), et l’idée de fécondité chez la personne méritant le titre de felix ne va pas sans profit. Car comment dit-on, en latin, l’intérêt, c’est-à-dire le produit d’un bien prêté « à intérêt » ? Fenus, dans lequel on retrouve cette même racine fe- qui renvoie à la fécondité, et qui se retrouve encore dans le produit du pré dont on fait une ample provision : le foin, en latin fenum.
Felix, beatus : avec cela, pourtant, on n’a pas encore fait le tour du bonheur, car un autre terme latin doit être rapproché de ceux-là : lætitia, qui est un des noms de la « joie ». Là encore, le sens abstrait du mot invite à une plongée étymologique vers le concret. Le premier sens de lætus, avant de qualifier celui qui est « joyeux », contient une description physique : il est « bien portant » ou « gras ». Gras comme l’animal bien nourri, comme le lait entier, épais et abondant : lætus exprime tout cela en même temps. L’herbe « grasse » des prés, signe de leur « fertilité », offre un aspect « riant » à la campagne ; et les bêtes qui y paissent à l’envi « s’engraissent », de sorte qu’elles sont tout indiquées pour être sacrifiées aux dieux que vénéraient les anciens : amateurs de fumées grasses flattant leurs narines, ces dieux se montrent alors læti au sens de felices quand il leur est appliqué, c’est-à-dire « propices ».
L’étymologie révèle ainsi une très ancienne implantation concrète, et lie avec insistance la joie et le bonheur à la fécondité et à la fertilité. La source de notre langage révèle par là le sens profond des attentes dont notre culture est porteuse depuis la nuit des temps, puisqu’il est possible de retracer les origines de ces racines linguistiques dans le vieux substrat culturel indo-européen, à l’origine des principales langues de l’Europe, d’une partie du Proche-Orient (le persan) et de l’Inde (le sanskrit et ses « filles ») il y a de cela quatre mille ans environ.
Poursuivons notre enquête étymologique avec le mot « pauvre », qui vient du latin pauper, une origine qui se laisse voir nettement dans le dérivé « paupérisation » qui dénote une marche vers la pauvreté. Qu’est-ce qu’un pauvre ? L’étymologie nous le révèle : pauper, c’est celui qui paulum parit, « qui produit peu ». Initialement, le mot renvoie donc au sol qui est tout sauf lætus : au lieu du pré « gras » qui promet l’abondance, on a une terre ingrate dont il ne faut attendre que l’indigence : à la médiocrité du sol correspond alors la maigreur des animaux qui s’y nourrissent, puis, enfin, la précarité pour l’homme contraint de vivre chichement d’une terre ingrate — et le voilà devenu pauvre. Le pauvre est donc celui « qui produit peu », mais le verbe dénotant la production, pario, a pris, à l’époque classique, une signification plus précise : pario, c’est exactement « enfanter », une signification que l’on identifie facilement d’après les mots empruntés aux formes participiales de ce verbe : partus et pariturus, d’où sont issus des termes techniques comme « parturition » et « parturiente » qui, en contexte humain, s’appliquent à l’accouchement et à la femme en travail. Le « pauvre » est donc celui qui a peu d’enfants, parce que les enfants sont vus comme la richesse de leurs parents : toute l’étymologie le confirme !
Prévenons ici une objection, car il ne manquera pas de gens pour vouloir faire mentir ce que le nom révèle pourtant comme un « discours vrai » sur les choses. Comment, nous dira-t-on ? Multipliez les enfants, vous divisez d’autant leur part d’héritage ! Que mangeront-ils, où iront-ils à l’université ? L’objection ne date pas d’hier, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans le CLV-magazine n° 25, en rappelant que le philosophe antique Musonius Rufus devait déjà l’affronter il y a deux mille ans de cela. Décidément, l’Ecclésiaste avait raison : « Il n’y a rien de neuf sous le soleil » (Qo 1, 9)
Ajoutons pour cette fois deux éléments à la réponse toujours actuelle de l’ancien sage romain. Le premier est celui de la sagesse populaire qui dit qu’un enfant « naît avec un pain sous le bras » ; j’ignore l’origine de cette expression, qui semble être un calque de l’espagnol proposant plusieurs variantes à propos de la venue au monde des enfants con un pan debajo del brazo. À cet égard, on notera que ceux qui s’inquiètent le plus de manquer de tout sont ceux qui ont le moins d’enfants ou n’en ont pas. En revanche, ceux qui en ont davantage, loin de déplorer leur fécondité, sont prompts à répéter avec bonne humeur le charmant adage exprimant leur confiance dans la vie et l’avenir.
L’autre élément est une anecdote pleine de bon sens. Comme on le sait, les organismes internationaux, grands promoteurs de la perversion mondialisée, font régulièrement pression sur les pays pauvres pour y déverser leur idéologie mortifère en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. Un des éléments-clés de ces campagnes idéologiques est la promotion de la contraception par le biais publicitaire. Ainsi de telle ou telle campagne dans le sous-continent indien ou en Afrique présentant deux images en vis-à-vis : d’un côté une famille pauvre et laborieuse accablée par le poids d’une progéniture « trop » nombreuse, de l’autre une famille prospère et heureuse, avec seulement un ou deux enfants. Le bons sens naturel des populations a pourtant quelquefois infligé une cuisante déconvenue aux lobbies hédonistes qui croyaient ainsi les séduire : au lieu de trouver engageante la perspective de la famille cossue aux enfants peu nombreux, bien des gens y voyaient un étalage indécent d’orgueilleuse prospérité, fruit de l’avarice. Au contraire, la famille laborieuse peinant à la tâche envoyait un signal clair de générosité, de détachement vis-à-vis des biens matériels, de courage et d’autres vertus suscitant un élan d’empathie et le désir de leur venir en aide. Le confort des avaricieux n’inspirait que du mépris, la gêne des familles généreuses invitait à la solidarité. Le grand nombre des enfants est ainsi perçu à sa juste valeur : une véritable richesse.
Même l’Occidental post-moderne, attaché au luxe de son quotidien (un luxe à peine concevable pour une proportion significative de la population mondiale à toutes les époques et jusqu’à ce jour), même cet homme-là doit en convenir : des enfants nombreux sont capables de s’épauler mutuellement et, par un juste retour des choses, d’aider les parents qui les ont élevés. On entend partout des inquiétudes au sujet de la retraite, de la pension. Inquiétudes bien légitimes, mais n’est-il pas tout compte fait plus avisé d’avoir de nombreux enfants, de les élever vertueusement, chrétiennement, pour que l’entraide familiale prenne le relais des insuffisances du gouvernement ? Même un esprit calculateur, peu sensible aux arguments qui en appellent à sa générosité, fera bien d’y réfléchir à deux fois en considérant que la prospérité des individus comme celle des nations n’a qu’un temps, et que la pension qu’il espère, si toutefois elle lui est finalement versée, aura à ses yeux bien peu de charmes quand elle lui servira seulement à payer la chambre où il attendra de mourir isolé des siens, de ces proches qui le sont si peu puisqu’il a négligé de leur communiquer une vertu plus grande que l’économie : le sens de la famille. À condition, bien sûr, que la pensée de la pension lui ait laissé le loisir de fonder une famille digne de ce nom…
Je pense alors à Simone de Beauvoir, icône du féminisme français depuis ce Deuxième sexe (1949) qui, au lieu d’une exaltation de la femme, est en vérité l’un des plus sinistres plaidoyers misogynes jamais couchés sur le papier. Triste icône que ce pauvre « Castor de guerre » (le surnom qu’elle se donnait, par jeu sur le nom de Beauvoir, proche du castor, beaver en anglais, et du militantisme qu’elle revendiquait), en conflit avec sa propre féminité dans ce qui constitue pourtant son privilège et son mystère : la maternité. Pourquoi faut-il qu’une femme si peu femme, habitée par une terrible haine de soi et de la condition féminine, devienne une référence pour le mouvement qui se dit féministe ? La maternité est aliénante, si l’on en croit Simone : en existentialiste désespérée, elle considère avec Sartre que « l’enfer, c’est les autres » (Huis clos, 1943), et à plus forte raison ces autres que sont les enfants, qui ont tant besoin de leurs parents, et de leur mère plus que tout. Pas de relations qui nous attachent, voilà l’idéal d’une vie qui ne soit pas « dégradée » selon de Beauvoir : à la géhenne de l’altérité s’oppose ainsi le paradis de la solitude.
De Beauvoir oublie la leçon d’Aristote : sans amis, personne ne voudrait de la vie, dût-on posséder tous les autres biens (voir Éthique à Nicomaque, livre VIII, 1155a). Mais comment aura-t-on des amis si l’on redoute plus que tout le lien qui attache, signe notre dépendance et dit en même temps notre soif de partage et de solidarité ? La sagesse chrétienne partage le bon sens d’Aristote plutôt que l’idéal déprimant de l’existentialiste, car saint Thomas fait écho au philosophe grec : « Parmi les biens terrestres », écrit-il, « aucun ne paraît devoir être préféré à une amitié digne de ce nom » (De Regno, livre I, chap. 10). Et quelle plus grande amitié que celle de l’homme et de la femme s’unissant « pour le meilleur et pour le pire » dans le but de peupler d’élus le Ciel, où ils seront pour toujours unis en Dieu ? Voilà pourquoi le mariage est un accomplissement pour l’homme et pour la femme, comme le suggère encore l’étymologie du nom de cette institution naturelle devenue un « grand mystère » (Eph 5, 32) depuis que le Christ a élevé le mariage à la dignité de sacrement. Car le mariage, en latin, se dit matrimonium, c’est-à-dire qu’il est porteur du matris munus, de l’office ou du rôle qui fait de la femme une mère. Ainsi le mariage est-il le lieu par excellence où l’engagement pour la vie (dans tous les sens de cette belle expression) ouvre la possibilité pour la femme, « celle qui allaite », d’accomplir sa féminité en accueillant les enfants qu’elle donnera à son mari, et qu’ils auront ensemble la charge d’éduquer et de conduire sur le chemin du ciel par la grâce de Dieu.
Quel contraste avec l’existentialisme de Simone de Beauvoir ! À croire que le rêve morbide alimenté par sa philosophie soit de finir seule et « libre » ses jours dans un mouroir où personne ne viendra l’accabler de son altérité fatalement aliénante. Voilà où aboutit une philosophie qui, sous le nom flatteur de la liberté, nie la vérité de l’être humain, une vérité que nous livre pourtant de manière très concrète la promenade étymologique proposée ci-dessus. Ne soyons toutefois pas surpris de la triste destinée d’une pensée préoccupée de gommer toutes les attaches, car une sagesse toute mondaine ne pouvait pas ne pas en arriver là, au bout du compte. L’Apôtre le disait déjà (cf. 1 Co 1, 19), rappelant l’antique oracle de l’Éternel au Prophète Isaïe : « Je ferai encore une merveille dans ce peuple, un prodige étrange, qui surprendra tout le monde : car la sagesse des sages périra, et la prudence des hommes intelligents sera obscurcie » (Is 29, 14). Il est grand temps de suivre la voie de l’étymologie, du « discours vrai » qui nous rappelle au bon sens et au premier chapitre de la Genèse : quand Dieu nous a appelés à la fécondité, il nous a livré en même temps une clé de notre bonheur.
Stéphane Mercier, Ph.D.