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Lumières naturelles sur le mariage et la fécondité

  • Stéphane Mercier
L’enseignement de Musonius, le Socrate romain

L’enseignement chrétien sur le mariage et la famille s’inscrit dans la droite ligne de la loi naturelle ; un adage de l’École le dit bien, « la grâce ne détruit pas la nature, mais la porte à sa perfection » (gratia non tollit naturam, sed perficit ; voir saint Thomas, Somme de théologie, 1ère partie, q. 1, art. 8, réponse 2). Comprenons que le christianisme n’exige pas de renoncer à la nature et au bon sens, mais les présuppose pour leur permettre de s’épanouir pleinement. Ce n’est donc pas le christianisme qui s’oppose à la nature, mais une certaine modernité qui secoue le joug du réel pour lui substituer ses propres caprices : attitude infantile de celui qui prétend tout subordonner à sa fantaisie plutôt que de se mettre humblement à l’écoute du réel.

Les sages gréco-romains avaient, entre autres qualités, celle de n’être pas (post-)modernes comme il est aujourd’hui si facile de l’être, immergés que nous sommes dans une « culture » si souvent hostile au sens commun. Je veux dire qu’en dépit d’errements inévi-tables, les meilleurs des anciens cultivaient passionnément le désir de connaître le monde tel qu’il est afin d’y déceler une ligne de conduite pour leur propre existence. Les stoïciens en particulier se faisaient fort de « vivre en accord avec la nature » ou « avec l’expérience de ce qui se produit par nature » (cf. Stobée, Anthologie, livre II, p. 75-6).

À l’époque impériale, les philosophes de cette école ont proposé des enseignements si conformes à la nature concernant le mariage, la fidélité et la fécondité, qu’ils ont pu être repris presque comme tels par les chrétiens à leur suite. Ainsi Sénèque félicitait-il, par exemple, sa mère d’avoir considéré sa fécondité non pas comme le tombeau de sa jeunesse mais comme l’honneur de son sexe (voir Consolation à Helvia, chap. 16). Ici comme ailleurs, nous pouvons dire du grand philosophe romain ce que disait à son sujet Tertullien : « Sénèque est souvent l’un des nôtres » (L’âme, chap. 20). Plus encore que Sénèque, un autre philosophe stoïcien contemporain, Musonius Rufus, propose un enseignement sur le mariage qui montre à quelle hauteur de vue peut s’élever la raison naturelle livrée à elle-même, si elle est bien conduite.

Commençons par rappeler brièvement ce qu’est le mariage pour un chrétien : avant d’être élevé à la dignité de sacrement, le mariage n’est pas notre création, il n’est pas un contrat dont les termes et modalités seraient révisables en fonction de l’opinion du jour et de l’humeur du moment ; non, le mariage est enraciné dans la nature même des êtres humains et reflète l’ordre des choses depuis que Dieu créa l’homme, qu’Il le créa mâle et femelle (Gn 1, 27) et lui intima incontinent l’ordre de croître et de se multiplier (ibid. 28). Le mariage est ainsi l’association naturelle de l’homme et de la femme, s’unissant en vue de la procréation pour que la cellule familiale devienne le fondement de la société humaine et de sa perpétuation dans le temps. Pratiquement, cela signifie que l’acte de chair est ordonné à la procréation comme à son but premier. Même ceux de nos contemporains qui ont perdu leur bon sens sont obligés de convenir que les planches anatomiques de leur dictionnaire décrivent l’intimité de l’homme ou de la femme comme leurs parties génitales. Or nulle expertise étymologique n’est requise pour établir le lien entre ces parties génitales et la génération d’où leur vient le nom choisi pour exprimer leur fonction propre.

Le Code de droit canonique de 1917 rappelait nettement cela ainsi que la hiérarchie des buts du mariage : « La fin première du mariage est la procréation et l’éducation des enfants ; la fin secondaire est l’aide mutuelle et le remède à la concupiscence » (can. 1013, §1 ; le Code de 1983, can. 1055, §1, est moins précis et omet de hiérarchiser les fins entre elles). Un texte de l’ancien Testament met bien en relief cette vérité fondamentale du mariage ; dans le livre qui porte son nom, Tobie adresse en effet à Dieu cette prière avant sa nuit de noces : « Et maintenant Seigneur, vous savez que ce n’est point pour satisfaire ma passion que je prends ma sœur pour être ma femme, mais dans le seul désir de laisser des enfants, par lesquels votre nom soit béni dans tous les siècles » (Tb 8, 9). Et Sara d’ajouter à cette prière en demandant à Dieu sa miséricorde et la faveur de pouvoir vieillir ensemble, Tobie et elle (ibid. 10). La prière de Tobie peut nous heurter par son apparent manque de délicatesse, comme s’il n’aimait pas Sara pour elle-même, mais n’avait égard qu’aux enfants à naître de cette union. On ne doit pourtant pas s’arrêter à cette apparence, car, comme le remarque Peter Kwasniewksi (« Heathens come together for lust, true lovers for children: a lesson from the Book of Tobit » @LifeSiteNews, 26 juillet 2018), Tobie oppose ainsi l’attrait purement charnel pour une femme à l’amour véritable qui aime toute cette femme et l’embrasse avec son pouvoir mystérieux de donner la vie : « Quand un homme aime une femme en songeant aux enfants qu’il aura d’elle, il l’aime davantage parce qu’il aime davantage en elle ; il aime la plénitude désirée qu’elle lui promet ». De fait, la distinction des sexes et leur complémentarité seraient dénuées de signification sans cette relation essentielle à la procréation.

Le titre de l’article de P. Kwasniewski auquel je me réfère ici suggère qu’au rebours du véritable amour qui a en vue les enfants, « les païens n’ont de rapports que pour satisfaire leur concupiscence ». Cela est certes vrai de bien des païens (et de trop de chrétiens), mais je voudrais montrer, dans ce qui suit, que les meilleurs d’entre eux ne se sont pas mépris sur le sens de la complémentarité des sexes. Ce faisant, ils ont vu dans la nature ce que la grâce à son tour nous invite à y redécouvrir : le mariage est l’union selon la nature de l’homme et de la femme en vue de la procréation et de l’éducation des enfants. Pour cela, je me tourne vers Musonius Rufus, que l’on n’a pas en vain surnommé « le Socrate romain » (cf. R. Hirzel, Der Dialog, t. II, p. 239). Musonius n’écrivit pas davantage que Socrate, mais nous devons à l’un de ses disciples de nous avoir conservé quelques-unes de ses prédications morales, dont plusieurs touchent le mariage et la famille. Ainsi, dans un entretien consacré aux plaisirs de la chair, le philosophe enseignait que :

« ceux qui ne vivent pas dans la mollesse et qui ne sont pas vicieux doivent juger que les seuls plaisirs sexuels permis sont ceux qui se trouvent dans le mariage et qui ont pour fin la procréation des enfants, parce qu’ils sont conformes à la loi. Quant à ceux qui sont une pure recherche de la volupté, ils sont injustes et contraires à la loi, même dans le mariage. Quant aux autres unions, celles qui se font par adultère, sont les plus contraires à la loi et il n’y a aucunement plus de mesure dans celles qui ont lieu entre mâles, parce qu’il s’agit alors d’une audace contre nature. »

(Entretiens, 12 — je cite ici les Entretiens et Fragments dans la traduction d’A. Jagu publiée chez Olms en  1979 ; un an plus tôt, A.J. Festugière en avait également donné une traduction chez Vrin dans ses Deux prédicateurs de l’Antiquité. Télès et Musonius).

Voilà donc pour l’homosexualité, l’adultère et la débauche, même dans le mariage. Un siècle plus tôt, un autre philosophe romain, Quintus Sextius le Père, soutenait que « c’est être adultère que d’aimer sa femme d’un amour trop ardent » (cité dans un fragment du traité de Sénèque sur Le mariage, conservé par saint Jérôme dans son traité polémique Contre Jovinien, livre I, chap. 49), car on la désire alors avec concupiscence, comme si elle était une prostituée. Cela peut paraître excessif, mais se comprend d’après ce que j’ai rappelé ci-dessus en évoquant la prière de Tobie. À quelques siècles de là, saint Augustin rappellera aussi qu’à désirer sa femme pour le plaisir en excluant les enfants, on ne la traite pas en épouse mais en catin, car le nom même du mariage (matrimonium) dit assez que l’épouse a pour vocation de devenir mère (mater) : quiconque ne veut pas que son épouse devienne mère ne la veut donc pas non plus vraiment comme épouse (Les mœurs de l’Église et les mœurs des manichéens, livre II, chap. 18, §65). S’il nous est devenu difficile d’entendre cela aujourd’hui, demandons-nous dans quelle mesure la littérature et le cinéma ont contribué à rabaisser l’amour véritable aux proportions faussement exaltantes de l’exaltation romantique et de la concupiscence déguisée sous un nom plus flatteur…

À tout cela, pourtant, on objectera peut-être : mais où est le mal, si je ne fais de tort à personne ? Ne sommes-nous donc pas libres d’agir comme bon nous semble, du moment que ne sont concernés que des « adultes consentants » ? Sous une forme ou une autre, l’objection est ancienne, puisque Musonius la connaissait et y apportait cette réponse dans la suite de l’entretien déjà cité :

« Quant à moi, je persiste à dire que tout homme qui commet une faute est encore en même temps injuste, sinon envers le prochain, du moins envers lui-même en se révélant de toute manière pire et plus indigne qu’il n’était. En effet, celui qui commet une faute, en tant qu’il commet la faute, est pire et plus indigne qu’il n’était. Sans parler de l’injustice, il est de toute nécessité qu’il y ait en outre du désordre moral chez celui qui se laisse vaincre par le plaisir honteux et qui aime, comme les porcs, se vautrer dans la boue. »

Nous comprenons ainsi que, même à ne causer de tort à personne d’autre, c’est nous-même ou notre conjoint que nous blessons en passant la mesure, en ne nous en tenant pas à ce qui est convenable, en ne respectant par l’ordre de la nature et la signification profonde de l’acte conjugal. Au début du treizième entretien, consacré au But principal du mariage, Musonius rappelait en effet la nature du mariage et sa finalité : 

« Vivre ensemble et coopérer à la procréation des enfants, voilà le but principal du mariage. Le mari et la femme, disait-il, doivent se réunir à la fois pour mener une vie en commun et pour procréer des enfants, pour penser que tout est commun entre eux et qu’il n’y a rien de personnel, pas même leur corps. C’est une grande chose, en effet, que la naissance d’un être humain, but de cette union. Ce n’est pourtant pas suffisant pour qui se marie, car ce résultat peut être obtenu en dehors du mariage par une union sexuelle, comme c’est le cas chez les animaux. Il faut qu’il y ait dans le mariage une totale communauté de vie et une mutuelle sollicitude entre le mari et la femme, qu’ils soient en pleine santé ou malades, en toute circonstance, sollicitude qu’ils cherchent dans le mariage aussi bien que la procréation des enfants. Quand donc cette sollicitude est parfaite et que les conjoints se la donnent parfaitement, chacun rivalisant de soins l’un envers l’autre, le mariage répond à sa vocation et mérite d’être envié. »

Certes Musonius met ici les différentes fins du mariage sur un pied d’égalité, mais l’erreur se comprend assez facilement. À son époque, en effet, il allait de soi que le mariage avait pour fin la procréation ; et, sauf à être fou, personne n’imaginait alors de révoquer en doute une telle évidence. Partant, il importait aux stoïciens romains de mettre l’accent sur un aspect alors sous-estimé du mariage, à savoir la réciprocité de l’amour et le souci de la communauté formée par cette union. Inutile de dire qu’aujourd’hui, on insiste tant sur la « qualité » de la relation au partenaire (qui n’est pas toujours un conjoint…) qu’on en oublie presque complètement la finalité première de l’alliance matrimoniale.

Le mariage, poursuit Musonius dans son quatorzième entretien, n’est donc pas un obstacle à la philosophie, comme le pensaient certains esprits chagrins. Le sage étant, pour les philosophes antiques, le pendant laïque du saint, Musonius veut dire qu’on ne peut pas négli-ger de devenir vertueux en vue de la sagesse sous prétexte que l’on est marié. En régime chrétien, nous dirons que, si la virginité consacrée est certes supérieure au mariage, le mariage ne dispense pas ceux qui s’y engagent de devenir des saints eux aussi. Et cela parce que, loin de s’opposer à la nature, le mariage est véritablement selon la nature et conforme à la droite raison et donc à la volonté de Dieu, auteur de la nature autant que de la grâce. S’il n’a certes pas l’idée de la grâce, Musonius comprend cependant que le mariage reflète un plan divin :

« À quelle fin, en effet, le Créateur de l’homme a-t-il divisé d’abord notre race en deux parties, pourquoi lui a-t-il donné ensuite deux sexes, l’un pour être celui du mâle, l’autre celui de la femelle, pourquoi a-t-il mis en chacun d’eux un violent désir de s’unir et de s’associer à l’autre et pourquoi leur a-t-il inspiré une violente passion l’un pour l’autre, du mâle pour la femelle et de la femelle pour le mâle ? N’est-il pas évident qu’il voulait qu’ils soient unis, qu’ils vivent ensemble et qu’ils joignent leurs efforts pour mener une vie en commun, pour engendrer des enfants et les nourrir, de façon à ce que notre race se perpétue ? »

Le philosophe romain poursuit en établissant une relation entre les hommes et d’autres animaux. Non pas les loups qui livrent aux autres créatures une guerre perpétuelle, mais les abeilles qui s’entraident afin de construire ensemble une communauté. Aussi les maisons où vivent nos familles sont-elles, à ses yeux, comme les murs mêmes et les remparts de nos cités, qui garantissent la sécurité de l’ensemble de leurs habitants.

« Chacun doit se soucier de sa propre cité et l’entourer de sa maison comme d’un rempart. Or le mariage en est la première réalisation. Aussi quiconque supprime le mariage chez les hommes, supprime la maison, supprime la cité, supprime la race humaine tout entière. En effet, pour subsister, elle a besoin que des enfants naissent ; et pour qu’il y ait des naissances, il y a besoin du mariage, si l’on veut du moins que ces naissances soient justes et légales. Qu’une maison ou une cité n’est pas constituée par des femmes seules ou par des hommes seuls, mais par leur réunion, c’est évident. On ne pourrait trouver une autre réunion plus nécessaire ou plus agréable que celle des hommes et des femmes. Quel ami, en effet, est aussi agréable à son ami qu’une femme aimée l’est pour son mari ? »

Les liens sacrés du mariage ne fondent donc pas seulement la famille, mais la société dans son ensemble — les marxistes, soit dit en passant, le savent très bien, eux qui s’ingénient à miner la famille traditionnelle pour détruire la civilisation reposant sur ce socle comme sur le fondement stable de sa perpétuation. Se marier est donc une manière très noble d’accomplir son devoir d’état en tant que citoyen méritant, contribuant, par cet engagement, à la croissance de la cité et à la préservation du bien commun. Cicéron parlait lui aussi de la famille comme de « la pépinière de l’État » (Les Devoirs, livre I, chap. 17, §54). Étant donné le lien étroit entre mariage et procréation, il n’est pas surprenant de voir Musonius, dans l’entretien suivant, célébrer les familles nombreuses et rappeler la cohérence avisée des anciens législateurs condamnant fermement l’avortement et la stérilité voulue :

« Est-ce que les législateurs dont la fonction est de rechercher et d’examiner ce qui est bien et ce qui est mal pour la cité, ce qui sert le bien commun et ce qui lui nuit, n’ont pas tous considéré l’accroissement des maisons des citoyens comme la chose la plus avantageuse pour les cités et leur diminution comme la chose la plus dommageable ? N’ont-ils pas regardé comme un désavantage le fait que les citoyens aient peu ou pas d’enfants et comme un avantage qu’ils en aient, mieux encore qu’ils en aient beaucoup ? Voilà pourquoi ils ont interdit aux femmes de se faire avorter et infligé une peine à celles qui désobéissent ; voilà pourquoi ils ont défendu aux femmes d’accepter la stérilité et d’éviter la grossesse ; voilà pourquoi ils ont fixé des récompenses pour l’homme et la femme qui ont de nombreux enfants et établi des peines pour les familles sans enfants. »

Musonius pouvait penser ici aux fameuses lois de Lycurgue, le législateur semi-légendaire de Sparte à la fin du IXe siècle avant Jésus-Christ (cf. Aristote, Politiques, livre II, chap. 9), mais également aux lois romaines par lesquelles Auguste avait voulu parer au déclin démographique. Un aspect de cette législation impériale était le « droit des trois enfants » (jus trium liberorum) qui accordait des privilèges aux citoyens à partir de trois enfants, et à partir de quatre pour les affranchis.

Les législateurs antiques désiraient donc encourager les citoyens à se marier pour faire des enfants, car ils connaissaient la fragilité des affaires humaines et savaient qu’une civilisation menace ruine quand, pour parler en termes contemporains, la pyramide des âges commence à s’inverser. J’évoquais Lycurgue : à l’époque d’Aristote, la société spartiate se mourait de n’avoir plus assez d’enfants pour perpétuer le corps des citoyens de plein droit. Le mal portait un nom : oliganthropie, « démographie déficitaire ». La plupart des pays industrialisés souffrent actuellement de cette même maladie mortelle : comme on le sait, un indice de fécondité de 2,1 est nécessaire pour le simple renouvellement de la population ; or la moyenne de l’Union européenne est aujourd’hui de 1,6. Il y a certes là un plan concerté plutôt qu’une fatalité malheureuse, et nous sommes devant un projet de liquidation de la civilisation européenne traditionnelle par des élites très conscientes de ce qu’elles font, mais cela n’est pas notre sujet (sur ce point, voir par exemple une intervention d’Ettore Gotti-Tedeschi, l’ancien président de la Banque du Vatican, rapportée @LifeSiteNews.com, 7 juillet 2018).

Je reviens à Musonius Rufus. L’homme qui a de nombreux enfants, nous dit-il, est honoré dans sa cité, on lui marque plus de respect qu’à ses voisins, et il est plus influent que ceux qui ne sont pas, comme lui, à la tête d’une famille nombreuse. La situation a bien changé aujourd’hui, où les parents de familles nombreuses sont régulièrement pris à partie par des sots (dont le nombre, comme on le sait, est infini — cf. Qo 1, 15) leur reprochant une prétendue irresponsabilité indifférente, suivant la dernière absurdité à la mode, au réchauffe-ment climatique. Tout païen qu’il était, Musonius voyait bien que le mariage est de soi ouvert à la vie, et qu’un couple qui ne voudrait pas d’enfants ou s’ingénierait à en réduire le nombre s’écarterait de la règle édictée par la nature elle-même. Si donc nous reconnaissons avec le philosophe romain qu’avoir de nombreux enfants est une bénédiction,

« On peut comprendre quel beau spectacle c’est de voir un homme et une femme entourés de leurs enfants. En effet le spectacle d’une procession organisée en l’honneur des dieux ne pourrait être aussi beau ni une danse chorale bien réglée lors d’une fête religieuse aussi digne d’être contemplée que celui d’un chœur de nombreux enfants qui précèdent dans la cité leur père et leur mère et qui conduisent leurs parents par la main ou leur manifestent d’une autre manière leur sollicitude. Peut-il y avoir plus beau spectacle ? Peut-il y avoir chose plus enviable que ces parents, surtout s’ils sont d’honnêtes gens ? À qui joindrait-on aussi volontiers ses prières pour demander les bénédictions des dieux ou à qui porterait-on aussi volontiers assistance dans le besoin ? »

Une bénédiction, donc. Mais présenter cette perspective splendide, n’est-ce pas faire bon marché des difficultés et des obstacles qui, bien souvent, surviennent en cours de route ? Nullement, car Musonius ne vivait pas retranché dans une tour d’ivoire, et il ne se faisait guère d’illusions sur la rudesse du quotidien. Aussi avait-t-il soin d’apaiser l’inquiétude d’un homme pauvre se demandant en quoi le tableau qui précède pouvait bien correspondre à sa situation, car lui-même ne voyait pas comment il pourrait nourrir une famille nombreuse. Or voyez comme le Socrate romain, dans sa réponse, est proche de l’Évangile :

« Comment font les petits oiseaux, qui sont beaucoup plus dénués que toi, les hirondelles, les rossignols, les alouettes et les merles, pour nourrir leur progéniture ? Homère s’exprime ainsi à leur sujet : Tel un oiseau à ses petits sans ailes offre pour becquée ce qu’il peut trouver, ce qu’il trouve à grand peine (Iliade, IX, 323-24). Ces animaux ont-ils donc plus d’intelligence que l’homme ? Tu ne pourrais le soutenir. Eh quoi ! ont-ils plus de force et de robustesse ? C’est encore moins vraisemblable. Eh quoi ! mettent-ils de la nourriture en réserve et la conservent-ils ? »

Même le choix des mots, chez ce philosophe païen, semble faire écho à ceux de Notre-Seigneur nous engageant à n’être point trop inquiets du lendemain : « Considérez les oiseaux du ciel : ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n’amassent rien dans des greniers ; mais votre Père céleste les nourrit : n’êtes-vous pas beaucoup plus qu’eux ? » (Mt 6, 26) La lumière de la raison naturelle a permis à Musonius de comprendre une vérité à laquelle bien des chrétiens résistent : la confiance en la divine Providence. Comment se fait-il que nous échouions si souvent à comprendre ce que la raison peut découvrir, quand nous avons la grâce et les sacrements en sus, avec la promesse de Notre-Seigneur de ne pas nous abandonner ? Non pas que nos inquiétudes soient déraisonnables, c’est entendu, mais elles sont disproportionnées. D’ailleurs, ceux qui craignent de manquer de ressources ne sont pas les plus pauvres, qui ordinairement voient dans leur progéniture une bénédiction plutôt qu’une charge.

Quand des gens se plaignent du coût de la vie et assurent ne pas vouloir une famille nombreuse (comprenez : pas plus de deux enfants) sous prétexte de ne pas « pouvoir se le permettre », ils passent pour des gens raisonnables et prévoyants. Mais ce n’est qu’une façade, qui cache un manque de confiance dans la Providence. Ici non plus, nul besoin d’être croyant pour le comprendre. Ce que ces gens veulent dire sans le dire ou se l’avouer, c’est qu’ils ont pour principal souci de maintenir le niveau de vie auquel ils se sont accoutumés. Alors, bien sûr, je reconnais volontiers que c’est très tentant, mais, en même temps, ce n’est pas honnête, et cette préoccupation sonne comme une insulte à l’égard des personnes vraiment sans ressources. De fait, cela ne revient-il pas à traiter d’irresponsable quiconque a l’audace d’engendrer plus d’enfants qu’il n’a d’argent pour offrir à chacun d’entre eux le dernier gadget électronique pour Noël ? Il y a plus : Musonius déjà, dans son quinzième entretien, répondait à un contemporain qui nous ressemble tant parce qu’il est plus soucieux de planifier sa prospérité que de permettre à sa famille de s’accroître. Des gens comme cela, dit-il « procurent la prospérité à leurs enfants par un acte impie », avortement ou infanticide ; et de poursuivre :

« Pour que les enfants aient une part plus grande des biens paternels, leurs parents les privent de leurs frères. Ils ignorent combien le fait d’avoir beaucoup de frères l’emporte sur le fait d’avoir beaucoup de richesses (…) Quant à moi, je considère comme l’homme le plus enviable celui qui vit au milieu de nombreux frères qui ont les mêmes sentiments. Et je crois que l’homme le plus aimé des dieux est celui qui possède ces biens chez soi. C’est pourquoi je crois aussi que chacun de nous doit s’efforcer de laisser à ses enfants des frères plutôt que des richesses, dans la pensée qu’il leur laisse ainsi de plus grandes sources de biens. »

Ces mots d’un sage éclairé par la seule raison naturelle devraient nous faire rougir quand, favorisés par les lumières de la grâce et la Révélation, nous ne voyons pas ce que l’intelligence est capable de découvrir par elle-même quand elle se met à l’école du réel. Peut-être nos enfants ne bénéficieront-ils pas du confort que nous leur souhaitons pourtant, mais ne les privons pas pour cela d’un bien plus grand, ne les privons pas de frères et de sœurs qui, si nous les élevons pour qu’ils deviennent vertueux, seront pour eux comme aussi pour nous-mêmes un soutien de chaque jour et un réconfort au temps de l’épreuve. « Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte ; et leurs jugements sont comme les barres des portes des villes » (Pr 18, 19).

Stéphane Mercier

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