
«Ma grand-mère a dit oui à la vie jusqu’à s’éteindre comme une bougie…»
TÉMOIGNAGE À l’heure où les députés français votaient une loi autorisant l’euthanasie et le «suicide assisté» au nom d’une «mort digne», une Lyonnaise anonyme de 99 ans s’éteignait paisiblement au milieu des siens semant au passage des graines d’espérance dans les cœurs. L’un de ses petits-fils lausannois raconte.
Par Laurent Grabet
Le 16 novembre prochain, Andrée Masse allait avoir 100 ans. La Française venait de voir son appartement vendu. Elle «s’est éteinte comme une bougie» le 1er juin dernier, du côté de Lyon, alors que les députés de l’hexagone venaient de voter une loi autorisant l’euthanasie et le «suicide assisté». Elle a vécu une mort naturelle et digne, deux qualificatifs qui ne sont pas forcément antinomiques contrairement à ce que la propagande médiatico-politique s’échine à nous faire croire depuis plusieurs années maintenant, y compris en Suisse. «Et cette fin de vie, vécue pleinement jusqu’au bout, malgré la difficulté et les déchéances physiques, a élevé ma grand-mère et a quelque chose à nous apprendre…» Romain, petit-fils de la disparue, en est persuadé. C’est pour cela que cet infirmier lausannois de 40 ans, de nature pudique, a accepté de nous la raconter sans tabou.
«Ma grand-mère maternelle a eu la chance de mourir comme elle a vécu. Toute sa vie, elle s’était beaucoup donnée aux autres. Au quotidien pour sa famille et son voisinage. Elle est partie enveloppée dans la bienveillance de nous autres ses proches et des professionnels de l’Ehpad (ndlr : équivalent français des EMS) où elle a passé les deux dernières années de sa vie. Elle a récolté ce qu’elle a semé…» La vieille femme a gardé le sourire et des plages de lucidité jusqu’au cœur de son agonie. «Je crois même ne l’avoir jamais vu aussi belle et apaisée que sur son lit de mort», confie Romain pour qui «cette image demeure depuis une source d’espérance». «Quand j’ai découvert son visage si lumineux dans la chambre funéraire, j’ai compris que sa fin avait été vécue dans une sorte d’état de grâce et cela m’a donné une grande joie et une grande confiance intérieure…»
Elle avait envisagé le suicide…
Voici vingt ans pourtant, au décès de son mari adoré, lui aussi prénommé André, la vieille femme s’était surprise à désirer le rejoindre. Le plus tôt serait le mieux et si elle devenait trop dépendante, trop encombrante ou trop diminuée et pourquoi pas en ayant recours au suicide dit «assisté», en vigueur dans divers pays voisins, dont la Suisse, où cet ultime tabou était déjà tombé ? En Andrée, comme en tant d’autres, les mirages du « libre choix», de la «liberté individuelle» sacralisée et du refus de ce qui est, avaient fait leur chemin insidieusement. À force d’être martelés comme des mantras, les mensonges les plus insupportables deviennent des demi-vérités, puis des vérités et enfin des dogmes s’imposant à tous. Mais la vie de la Lyonnaise avait repris son cours, emportant sur son passage les pensées mortifères, comme un fleuve courant inexorablement vers l’océan en charriant quelques branches mortes.
Un fleuve courant inexorablement vers l’océan, c’est d’ailleurs précisément ce qu’Andrée fut lors des dernières années de sa vie. Ces 20 dernières années, la vieille femme a changé petit à petit de perspective sur les choses. À mesure que sa santé s’affaissait, elle prenait de la hauteur comprenant pas à pas qu’il y avait finalement là tant de leçons à apprendre et à intégrer pour mieux vivre les années qui lui restaient et donc pour bien mourir. «Au point que jamais plus, elle n’a parlé d’euthanasie ou de suicide les dix dernières années. Et ni son AVC de 2007, dont elle s’est en bonne partie remise au prix d’une rééducation exigeante, ni la vente de son appartement ne lui ont remis cette idée en tête», s’étonne presque Romain.
Dans le flot de la vie
«Son veuvage l’avait ramené à l’Eglise et sur un chemin de foi», se souvient Romain, qui lui-même fut un temps séminariste en Italie et une source d’inspiration pour sa grand-mère. «Elle me disait parfois : toi , tu as été touché par la grâce! Je l’aimais beaucoup. Elle a eu un rôle important dans mon éducation, notamment lors de la séparation de mes parents, puis après, alors que les relations avec ma belle-mère, comme avec mon beau-père, étaient difficiles», se souvient le quadragénaire. Andrée était née à Alger en 1925 dans une fratrie de deux. La mort de son père, alors qu’elle n’est âgée que de 15 ans, la marque. Puis la vie reprend son cours encore et sa mère rencontre un autre homme. La guerre d’Algérie éclate poussant la jeune Française en Côte d’Ivoire, puis à Marseille où son André et elle s’installent, avant de lancer un petit commerce sur Lyon. Deux filles naitront de leur union. Le couple achète un appartement dans le quartier populaire des Minguettes, puis le fuit lorsqu’il devient trop «sensible». Ils mènent, comme des millions d’autres, une vie simple, pétrie de valeurs judéo-chrétiennes qui s’ignorent déjà : famille, respect, amour, abnégation, persévérance, travail… Des valeurs de bon sens. Des valeurs de vie. Des valeurs depuis en bonne partie méticuleusement euthanasiées chez tant de personnes par un monde semblant vouloir assassiner l’âme...
Puis vient la vieillesse. Le temps de la préparation à une bonne mort. Au fil du temps, l’autonomie d’Andrée diminue Des chutes à répétitions à domicile la conduise finalement dans son Ehpad. Le scénario est tristement classique, mais la manière dont elle l’a traversé l’est moins. Au début bien sûr, la Française se raconte qu’elle va rentrer chez elle et déteste voir dans les autres pensionnaires le miroir grossissant de sa décrépitude. Mais là encore, le flot purificateur de la vie finit par s’immiscer et Andrée s’installe dans «une reconnaissance de sa vie passée mais aussi présente». «Cette gratitude soulignait son caractère avenant, sociable et souriant et lui valait de vraies amitiés», relève son petit-fils.
Abandonnée à Dieu
Fin 2024, grand classique encore : elle se casse le fémur. L’opération qui suit la laisse clouée au lit. Début 2025, Andrée perd pied. Les efforts fourni avec son physiothérapeute ne paient pas. La vieille dame est fatiguée. Sa fin approche à grand pas. Elle le sait. Elle le sent. Elle l’accepte mais continue à dire «oui !» à ce qui reste. « Ce qui m’a le plus impressionné, c’est ce ‘’oui’’ à la vie. C’est la plus belle leçon que ma grand-mère m’a léguée. L’argent et les biens ne pèsent rien à côté de ce cadeau magnifique», souligne Romain. Et le Lausannois d’évoquer tristement par contraste, lors de notre entretien, un ami, jeune papa, qui venait de se suicider à l’âge de 24 ans. Pour Pâques, le Lausannois avait invité sa grand-mère, fine cuisinière et gastronome, dans un grand restaurant. L’idée était de lui présenter sa fiancée. « Andrée n’avait rien pu avaler mais en revanche, elle avait exprimé beaucoup de joie à connaitre Madeleine verbalement et dans son langage non-verbal. Elle n’avait que des paroles de louanges pour elle. On lui a dit qu’elle assisterait à notre mariage et on l’espérait tant mais sans trop y croire…»
Quinze jours avant sa mort, la vieille femme avait reçu le sacrement des malades à la demande de son petit-fils. «Un moment très fort vécu en présence d’une de ses deux filles, d’un proche et de moi. Andrée ne pesait plus que 27 kilos. Elle ressemblait à une enfant fragile, mais en pleine conscience. Elle récitait de son mieux les prières avec nous et buvait les paroles du prêtre…» Lors d’une de nos dernières visites, elle est parvenue à s’extirper de son coma semi-méditatif pendant une minute le temps de nous prendre dans ses bras, Madeleine et moi… À 75 ans, elle se voulait «maîtresse de sa vie». À presque 100 ans, elle disait : «Le bon Dieu me prendra quand il le voudra…». Quel cheminement! «La loi sur la fin de vie est une rupture anthropologique qui abandonne les plus fragiles et une ignominie avec laquelle l’homme se fait dieu sous couvert de liberté individuelle et de dignité de la personne. Dieu merci, ce n’est pas ce témoignage que ma grand-mère a choisi de laisser…» Dieu merci, elle a choisi d’être un fleuve et de rejoindre l’océan…