Une mer de bougies pour faire bouger les lignes
BERNE Sur la Place fédérale, 12 434 bougies ont été allumées, une pour chaque interruption de grossesse recensée en Suisse en 2024. Autour de Dominik Müggler et de l’association Mamma, des élus et de nombreux jeunes veulent relancer le débat et promouvoir des mesures concrètes de soutien aux mères et aux familles.
«Un jour, la période prénatale de l’enfant sera reconnue comme partie de l’enfance. Alors, tout avortement sera refusé comme un acte inhumain perpétré contre la femme et l’enfant. J’y crois et nous nous efforçons de faire en sorte que ce jour se lève plus tôt.» En une citation-choc, Dominik Müggler dit calmement l’essentiel de ce qui demeure l’un des «combats de [sa] vie». Il est 16h30 en ce samedi 29 novembre 2025 à Berne. Nous sommes la veille de l’Avent, mais une mer de bougies s’apprête déjà à illuminer la Place Fédérale, spécialement bouclée par la police municipale pour l’occasion, sous l’œil curieux des badauds. Il y aura 12'434 de ces lumignons. «Soit exactement le nombre d’avortements recensés officiellement en Suisse par l’Office fédéral de la statistique (OFS) en 2024, mais c’est aussi le nombre de mamans qui n’ont pas été mises en condition de pouvoir choisir de garder leurs enfants, relève Dominik Müggler. Notre action est une manière efficace de mettre de la lumière sur l’ampleur de ce fléau social…»
«Un jour, la période prénatale de l’enfant sera reconnue comme partie de l’enfance. Alors, tout avortement sera refusé comme un acte inhumain.»
Cet élégant Bâlois de 67 ans, père de six enfants, est l’organisateur de cette «Action Bougies 2025». Il est aussi le président fondateur de plusieurs organisations «pro-vie» dont Mamma, lesquelles fonctionnent grâce au soutien financier de quelques 20’000 donateurs. C’est donc cette association qui est à l’origine de ce «happening» aussi percutant qu’inattendu. Lequel se pique d’illuminer la place mais aussi et surtout «d’illuminer les consciences». Sur mamma.ch, le site internet de cette puissante association fondée en 1998 et basée à Münchenstein (BL), et qui offre une aide financière et psychologique aux mères en difficulté, un compteur comptabilise le nombre d’IVG ayant eu lieu en Suisse lors de l’année en cours. À l’heure des discours pré-manifestation, il indique en lettres capitales noires que «11'439 enfants ont déjà été avortés en Suisse cette année». Il s’agit là d’une projection, basée sur les chiffres de l’année précédente, car le nombre d’IVG n’est évidemment recensé en temps réel par aucune organisation officielle. Mais l’effet choc recherché est atteint malgré tout. «Et il y a en réalité probablement déjà eu plus d’IVG cette année, car la tendance est à la hausse ces dernières années», déplore Dominik Müggler.
Tendance à la hausse depuis 2017
Le véritable chiffre sera connu en juin 2026, mais les dernières statistiques annuelles ont tendance à confirmer son pronostic. En 2023 déjà, la Suisse avait enregistré un nombre d’IVG record avec 12'045. C’était plus qu’en 2022. Cela représentait alors un taux de 7,2 pour 1’000 femmes de 15 à 44 ans. Après avoir suivi une baisse depuis 2010, cette proportion augmente depuis 2017, selon l’OFS. Notons qu’il y a de fortes disparités villes-campagnes, mais aussi de fortes disparités cantonales. En effet, certains cantons, à l’instar de Genève ou Zurich, affichent par exemple des taux d'IVG supérieurs à la moyenne nationale. Pour mémoire, depuis la votation du 2 juin 2002, approuvée par 72% des votants, l’IVG est autorisée en Suisse jusqu'à la douzième semaine de grossesse, «sur demande écrite de la femme qui invoque qu’elle se trouve en situation de détresse ». Mais, comme le soulignent volontiers les milieux «pro choix», ce taux reste malgré tout parmi les plus bas au monde. Cela est généralement attribué à «une bonne éducation sexuelle et à un bon accès aux contraceptifs».
«Toute vie, aussi courte soit-elle, a un sens et peut porter du fruit.»
Mais pour Dominik Müggler comme pour les quelques 400 convaincus venus de tout le pays et même, pour une poignée, de France et d’Allemagne cet après-midi, c’est encore trop. Notons qu’ils étaient deux fois moins nombreux en 2024. L’évènement, qui n’a bénéficié d’aucune publicité en dehors du cercle relativement restreint des militants «pro vie», semble donc porteur. Parmi cette foule, les générations se mêlent. Beaucoup se connaissent. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y a beaucoup de jeunes et beaucoup de jeunes femmes. Plus prévisible en revanche: il y a beaucoup de familles et aussi quelques prêtres «tradi» en soutane. Rappelons en effet que le concile Vatican II avait qualifié l’avortement de « crime abominable », que cette perspective immuable est toujours en vigueur et que pour l’Eglise catholique, « la personne humaine commence dans le sein de sa mère et reste une personne humaine jusqu’à son dernier souffle.» L’ambiance est joyeuse et bon enfant et non dénuée d’une certaine fierté d’affirmer contre vents et marées des convictions devenues fort peu consensuelles avec la déchristianisation du pays. «On se sent du côté de la vérité et de la vie. L’avortement est une injustice normalisée et notre volonté est de la mettre en lumière pour en révéler tout le drame», explique Thomas Odermatt du haut de ses 21 ans. Cet étudiant en sciences à l’université de Lucerne confesse ne jamais aborder spontanément ce «sujet si intime» entre amis, mais le faire néanmoins parfois lorsque le contexte s’y prête. «Il est difficile d’avoir un débat de fond apaisé sur l’avortement sans se voir opposer le fameux ‘’mon corps, mon choix’’, qui sonne comme un dogme coupant court à tout raisonnements de fond», remarque-t-il.
Un combat prénommé Bernhard-Joseph
Dominik Müggler abonde. Le sexagénaire est aussi l’inventeur des fameuses «boîtes à bébé». Les huit disséminées dans tout le pays ont sauvé une trentaine de nourrissons depuis 2001. Il fut aussi l’un des leaders de l’initiative populaire fédérale « Protection contre la sexualisation à l’école maternelle et à l’école primaire » de 2013, laquelle avait débouché sur l’association «Initiative de protection», qui est toujours active. Son combat porte un nom ou plutôt un prénom: Bernhard-Joseph… C’est celui de son fils, mort dans ses bras après seulement 19 heures de vie en 1989, suite à une malformation grave. À l’époque, Dominik Müggler avait une carrière toute tracée chez Novartis. Ce drame allait tout chambouler. A travers cet événement tragique, ce père en deuil venait de comprendre que «toute vie, aussi courte soit-elle, avait un sens et pouvait porter du fruit». A partir de ce moment, Dominik allait se mettre à l’œuvre pour préserver toutes vies. «Il ne s’agit pas de juger qui que ce soit. Mais de proposer des alternatives et travailler de persuasion avec foi, cœur, persévérance et humanité», précise le militant.
«Il nous faut des mesures concrètes pour rendre à nouveau possible le “oui à la vie”.»
Juste avant d’écouter les discours, Alexis Udressy donne volontiers son point de vue tout sourire. Le jeune charpentier est aussi député-suppléant au Grand conseil valaisan, sous la bannière UDC. Comme lui, une grosse partie des participants se positionnent plutôt à droite et au centre de l’échiquier politique et se définissent comme «chrétiens» et «conservateurs». «La valeur d'une société se mesure au sort qu'on donne au plus faible», assène le Montheysan de 22 ans, reprenant à son compte la fameuse citation du Mahatma Gandhi. Son ami Tanguy Darbellay, qui ne se voit « ni complètement de droite ni complètement de gauche», prend la parole. Pour lui, «l’IVG est un débat de fond qui est invisibilisé et portant en lui des valeurs profondément structurantes pour nos sociétés.» L’étudiant en psychologie de 26 ans affirme qu’aucune des femmes qu’il connait, ayant pratiqué une IVG, n’en sont ressorties indemnes.
Mère à 15 ans et avocate de la vie
À propos de femmes, les premières concernées par ce thème clivant et douloureux, Justine Pollmann, étudiante en physiothérapie de 22 ans, est bien consciente que la plupart de celles de sa génération ne pensent pas comme elle. «Entre copines, on évite même désormais le sujet de l’avortement, car toutes ont fort bien compris que leurs ‘’oui mais’’ ne me feront pas changer d’avis. Il devrait y avoir une présomption de vie comme il existe une présomption d’innocence», lâche la Valaisanne. Face à l’assistance, la lumineuse Angela Agostino-Passerini quant à elle, se raconte sans juger ni donner des leçons de morale. Sa volonté est juste de «dire [sa] vérité en priant pour qu’elle sème des graines d’espoir dans les cœurs». «Quand je suis tombée enceinte à l’âge de 15 ans, énormément de personnes dans mon entourage me poussaient à avorter. Elles me disaient que j’allais gâcher ma vie et que jamais je ne pourrais devenir avocate, comme j’en rêvais. C’était assez violent et déstabilisant pour l’adolescente que j’étais. Pourtant, grâce à l’aide de ma mère notamment, j’ai choisi la vie et elle m’a souri. Ma fille a aujourd’hui 18 ans. Je suis si heureuse de la voir si belle, intelligente et épanouie. Et quant à moi, je suis bel et bien devenue avocate… Avec le recul, je réalise pleinement ce que mon choix avait de dérangeant et de confrontant pour certains. Mais je ne l’ai jamais regretté.»
«Notre action veut illuminer la place, mais surtout les consciences.»
Lors de la précédente édition, en juin 2024, Mamma avait soufflé au Conseil fédéral l’idée d’instaurer une allocation fédérale de naissance de 7’000 francs par enfant. L’association estimait que cela contribuerait à réduire de 15 à 20% de nombre d’avortement et serait même payant, financièrement parlant, sur le long terme. Elle y voyait aussi une solution au problème croissant de la dénatalité. Le taux de fécondité en Suisse en 2024 était en effet de 1,29 enfant par femme, d’après l’OFS. Or, il s’agit là d’un chiffre historiquement bas n’assurant pas le remplacement des générations, lequel n’est possible qu’à partir de 2,1 enfants par femme. Cette proposition en l’air n’avait reçu aucune réponse, si bien que cette année, l’association, soutenue par plusieurs élus fédéraux, va passer par la voie officielle de la motion parlementaire, pour avancer ses pions. Et c’est le conseiller national bernois Marc Jost, du Parti évangélique suisse (PEV), qui sera à la manœuvre. Il déposera sa motion, baptisée «Futura sicura», lors de la session parlementaire d’hiver, qui vient de débuter ce lundi 1er décembre. «Notre pays rend le choix d’avoir des enfants trop difficile à cause de contingence financière notamment. Il nous faut mettre sur pied un train de mesures susceptible d’alléger cette situation pour pouvoir plus facilement dire oui à la vie. La stabilité de notre pays en dépend…», explique cet enseignant de 51 ans, père de quatre enfants, un sourire doux aux lèvres.
«Une importance étape féministe»?
Son collègue député Erich Vontobel y va plus frontalement. «Un enfant non né n’est pas une partie de la mère et personne ne devrait disposer de lui, comme bon lui semble. L’IVG n’est pas une intervention médicale banale et indolore, comme on voudrait nous le faire croire. La vérité est que c’est se comporter comme un meurtrier», commence l’UDF Zurichois à la tribune. Ce père de trois grands enfants n’a pas digéré le fait qu’au printemps dernier, l’IVG soit devenue totalement remboursée par l’assurance maladie, quelle que soit la situation. Pour mémoire, la mesure avait en effet été adoptée sans que presque personne ne s’en rende compte. Elle avait été noyée dans le volumineux deuxième volet de mesures visant à maîtriser les coûts de la santé. Lorsqu’elle s’en était aperçue, via un article de la SonntagsZeitung en août dernier, la co-présidente du PS Mattea Meyer y avait vu une «importante étape féministe», tandis que les milieux conservateurs avaient fait part de leur colère. «Cette gratuité fait qu’un IVG sera financièrement mieux protégé qu’une simple grippe dès 2027, alors qu’on n’en n’a pas débattu au Parlement. L’Etat se charge des coûts, mais laisse les femmes concernées à elles-mêmes. Ce n’est clairement pas un progrès, d’autant que des défenseurs de la vie se retrouvent complices de tout ça en étant obligé de le financer», s’indigne Erich Vontobel.
«Il ne s’agit pas de juger, mais de proposer des alternatives avec foi, cœur et humanité.»
Une fois clôturée cette partie formelle, les bénévoles, coiffés d’un bonnet blanc, s’attèlent à l’immense tâche d’allumage, laquelle ne prendra pourtant qu’une petite demi-heure. Une vingtaine de personnes, dont quelques policiers en civil, assurent leur sécurité. L’un de ces bénévoles tient discrètement une «arme spirituelle» à la main. Il s’agit d’un chapelet. Ses prières ne semblent pas avoir été vaines… car finalement tout se passe bien, contrairement à ce qui avait été le cas lors de la manifestation pro palestinienne non autorisée organisé au même endroit le 12 octobre dernier. «Si notre Action Bougies n’a pas été annoncée largement, c’était notamment pour éviter des heurts avec des militants violents, tels qu’on en trouve par exemple à la Reitschule, centre culturel voisin autogéré ouvertement anarchiste et pas forcément très réceptifs aux points de vue opposés», euphémise un des organisateurs.
Quatre étudiantes indignées
Les badauds, déjà tout à leurs achats de Noël, ne comprennent pas très bien de quoi il retourne. Certains participants le leur expliquent parfois gentiment en cas de demande, provoquant plus souvent un étonnement agacé qu’une adhésion… Finalement, une banderole de 35 mètres de long est déployée et les choses s’éclairent. On peut y lire en allemand: «12 434 bougies lumineuses pour 12 434 enfants qui ne sont plus là – Il est urgent d'apporter davantage de soutien aux mères, car les enfants sont notre avenir!» Claire et son groupe de quatre copines dans la vingtaine tiquent en la découvrant. «Ce que font ces gens n’est pas bien! Ils cherchent à imposer leur vision simpliste et à culpabiliser les femmes…», estime l’étudiante, sans qu’on puisse comprendre si sa conviction est profonde ou ne relève que d’un autre catéchisme. «Ces femmes étaient des mères, mais ces enfants n’en étaient pas. Ils n’en étaient qu’au stade de cellules…» lâche une autre comme un slogan en forme d’évidence. «Mais quand même, c’est très beau ces bougies!», conclut une troisième en levant le camps. Puis, un à un les lumignons sont ramassés et éteints. De nombreux bénévoles en emportent un précieusement avec eux. Il est 19h. Sur le site de mamma.ch, le compteur indique désormais 11'454.