La preuve de l’existence de Dieu par la grammaire
Dans l’histoire de l’humanité, un certain nombre de penseurs ont tenté de saisir le mystère divin par la réflexion intellectuelle et de donner la preuve objective de son existence : Saint Augustin, Thomas d’Aquin, Descartes, Leibnitz ou Hegel, pour n’en citer que quelques-uns, tous ont tenté l’exercice en partant de prémisses qu’ils considéraient comme établies. On peut grossièrement diviser ces preuves en deux groupes :
Selon la première, la preuve ontologique, l’existence de Dieu est fondée sur le fait que celui-ci représente le concept d’un être au-delà duquel rien de plus parfait ne peut être pensé. Un tel être doit donc forcément exister dans la réalité, puisqu’un vrai Dieu est par définition plus parfait qu’un Dieu imaginé. La seconde, la preuve cosmologique, peut être caractérisée très sommairement par sa tentative de déterminer des caractéristiques de l’univers prouvant l’existence d’une cause première.
On a reproché à ces démarches qu’elles présupposent ce qu’elles veulent prouver (petitio principii), ce qui revient à dire que « Dieu existe parce qu’il existe ».
Aux tentatives cérébrales d’apporter une preuve objective de l’existence de Dieu s’oppose également le constat désabusé du philosophe anglais Hume lorsqu’il écrit : “We never do one step beyond ourselves” (nous ne faisons jamais un pas au-delà de nous-mêmes).
« Ce que tu comprends ne peut être Dieu »
Étrangement, même des grands esprits situés aux antipodes du nihilisme remettent en question la capacité de l’esprit humain de saisir le mystère divin. Ainsi, Saint Augustin lui-même, qui est pourtant à l’origine de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, affirme que « ce que tu comprends ne peut être Dieu ». Meister Eckhart lui emboite le pas lorsqu’il écrit : « où entre une image, Dieu s’estompe. Où l’image s’estompe, Dieu apparaît. »
En cela il reprend une exhortation de l’Ancien Testament (Exode 20 :4) : « Tu ne te feras pas d’image de ton Dieu ». La Bruyère, très subtilement, tente la fusion entre la pensée et l’objet de la pensée : « Je pense, donc Dieu existe ». Dieu n’aurait ainsi que le cerveau humain pour se penser. Finalement, Bonhoeffer en arrive à la constatation qu’«un Dieu « qui existe » n’existe pas ». Tous ces penseurs ont cela de commun qu’ils ne remettent pas en question l’existence de Dieu, mais seulement la capacité de l’homme de l’appréhender intellectuellement.
Advient alors le coup le plus fatal, non seulement pour la capacité de prouver Dieu, mais son existence même, porté par Nietzsche, lorsqu’il écrit que « nous ne devons pas croire que le monde nous montre un visage lisible ». Cela va bien au-delà du scepticisme des lumières et de la possibilité de prouver objectivement l’existence de Dieu, puisque ça revient à une négation fondamentale de la raison humaine et de sa capacité de trouver la vérité.
Même le postulat nietzschéen, selon lequel il n’y aurait pas de vérité, présuppose une vérité…
Or, seule l’existence de Dieu permet de dépasser l’exclusivité d’images subjectives, de postuler en quelque sorte « l’objet en soi » (das Ding an sich) de Kant, c’est-à-dire l’essence des objets tels que Dieu les voit. En revanche, si Dieu n’existe pas, il n’y a effectivement pas de vérité possible au-delà de notre perspective subjective. Cependant, même le postulat nietzschéen, selon lequel il n’y aurait pas de vérité, présuppose une vérité… du moins pour sa thèse.
Le siècle des lumières se met hors-jeu lui-même en abandonnant la recherche d’une vérité ultime
Les matérialismes que sont le naturalisme et le scientisme, quant à eux, s’avèrent être inadaptés pour répondre à la question du sens. En effet, la connaissance ne nous éclaire pas sur ce qui est, c’est un instrument évolutif d’adaptation au service de la survie (D’ailleurs, comment savons-nous cela puisque – selon Nietzsche – nous ne pouvons rien savoir ?). C’est ce constat qui permet au philosophe allemand Martin Heidegger d’affirmer que « la science ne pense pas », ce qui suscita en son temps une grande consternation. Ludwig Wittgenstein, son contemporain, va dans le même sens. Selon lui, les lois de la nature décrivent des fonctionnements structurels qui n’ont rien de logiquement contraignant et ne s’expliquent donc ni eux-mêmes ni le monde. D’après ces deux penseurs, il n’y a pas d’autoréflexion en science, qui se contente d’analyser des objets. Seule la philosophie est à même de réfléchir sur la science et de définir son sens. Le scientisme, lui, n’explique pas l’essence du monde, il y renonce, sa raison se résigne à accepter l’absence de sens du monde. J’ose donc affirmer qu’une fois que le siècle des lumières a fait son œuvre, il se met hors-jeu lui-même puisqu’il abandonne la recherche d’une vérité ultime qui fonderait la raison et le sens du monde. Apparaît alors inévitablement le nihilisme. Dès lors, puisque rien n’est vrai (ou que tout est aussi vrai que son contraire), il ne nous reste plus que le choix entre différents mensonges.
Or, croire en Dieu signifie croire à la rationalité fondamentale de la réalité. C’est croire que le non-sens présuppose un sens et que le sens n’est pas qu’une variante de l’absurde. C’est croire à l’unité de l’être et du sens, de l’être et du bien, ainsi que du bien et de la puissance, ce qui nous renvoie à la phrase bien connue du prologue de l’évangile selon Saint Jean : « Le verbe était dans le monde et le monde a été fait par lui ».
Nous ne pouvons savoir qui nous sommes avant de savoir qui est Dieu
Seule la conscience du lien indissoluble entre la foi en Dieu et la capacité de distinction de la vérité par l’homme permet à l’Homme d’échapper au nihilisme. Nous ne pouvons savoir qui nous sommes avant de savoir qui est Dieu, mais nous ne pouvons savoir qui est Dieu si nous refusons de voir sa trace que nous sommes nous-mêmes en tant que personnes limitées, mais libres et capables de discerner la vérité. Or, si la trace est identique avec celui qui l’identifie, elle ne saurait exister indépendamment de ce dernier. Croire en Dieu signifie qu’il n’est pas notre idée, mais que nous sommes son idée.
Accepter ce que nous ne pouvons changer est un acte de foi en Dieu
Wittgenstein – encore lui – écrit à ce sujet : « Dieu est la manière dont tout a lieu ». Or : Il n’y a pas d’objection possible contre ce qui est. Voilà pourquoi la voix du buisson ardent s’adresse à Moïse en disant : « Je suis qui je suis ». Dès lors, accepter ce que nous ne pouvons changer est un acte de foi en Dieu. C’est tout le contraire du concept de la « révolution permanente », qui part du point de vue que tout peut de tout temps être changé. Si, en victimes du scientisme, nous ne nous croyons plus nous-mêmes quant à ce que nous sommes, si nous ne sommes que des mécanismes organiques destinés à répandre leurs gènes, si notre raison n’est qu’un produit de notre capacité d’adaptation évolutionnaire – qui n’a rien à voir avec la vérité – alors Dieu est effectivement mort… mort pour nous, mais évidemment pas dans l’absolu. Ceci inspira à Dostoïevski la phrase suivante : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Ainsi par exemple la « cancel culture », qui excelle dans l’oblitération, l’effacement et le bannissement d’une partie de ce qui est ou a été. Au-delà du bien et du mal, mais en portant haut la bannière du bien, la cancel culture lutte contre la discrimination par la discrimination. De la sorte, le serpent de l’absurde se bouffe la queue, s’avale, se digère, puis se recrée en se déféquant et recommence sans discontinuer ce cycle infernal.
Récemment, je suis tombé sur une preuve objective de l’existence de Dieu Nietzsche-résistante. En réalité, c’est plutôt un postulat, qui est l’œuvre d’un philosophe allemand du nom de Robert Spaemann (1927 – 2018). Sa démonstration m’a subjugué parce qu’elle sort du cadre de tout ce qui a été pensé à ce sujet :
Nous ne pouvons nous empêcher de croire à la grammaire
Selon Spaemann, l’humain se distingue par son amour et sa soif de vérité, qui fonde le Droit. Or le Droit repose sur la distinction entre le bien et le mal, une distinction qui devient caduque si tout est absurde. Cependant, si tout est absurde, l’homme est nié dans son essence même. Il n’est alors plus qu’instabilité, errance et fébrilité que rien, absolument rien n’arrête, ni loi immuable, ni force infinie. Libre de toute entrave, il finit par tomber dans le piège de l’hybris, se prend lui-même pour Dieu et fonde sa propre loi qu’il impose au monde.
Or, l’amour, c’est l’exact contraire, c’est la vérité traduite en action. Par l’amour, l’autre devient réel pour nous, ce qui fait de la capacité de reconnaître la vérité un acte créateur. Spaemann en déduit que la foi dans la raison est étroitement liée à la foi en Dieu. Pour développer sa preuve/son postulat de l’existence de Dieu, il part d’une phrase de Nietzsche. « Je crains que nous ne parvenions à nous débarrasser de Dieu parce que nous croyons à la grammaire » écrivit celui-ci. Or, en tant qu’humains, nous ne pouvons nous empêcher de croire à la grammaire. Même Nietzsche y a cru et y a eu recours pour annoncer la mort de Dieu.
Le futur antérieur
Spaemann bâtit sa preuve de l’existence de Dieu sur… la grammaire, plus précisément sur un élément de celle-ci : le futur antérieur. Celui-ci, le lecteur en conviendra, est lié par contrainte intellectuelle au présent. Dire d’une chose qu’elle est dans le présent revient à dire qu’elle aura été dans l’avenir. Ainsi, toute vérité devient éternelle.
Un fait avéré n’est pas seulement vrai à l’instant où il a lieu, il sera vrai à jamais, car il aura été une fois pour toutes. Les années peuvent défiler, le monde peut bien s’effondrer, la vie disparaître, ce qui est, aura été à tout jamais. Personne ne pourra jamais rien y changer (même pas la cancel culture). Ainsi, le présent reste véridique à tout jamais en tant que passé d’un futur présent.
On pourrait objecter à cela que les traces de la réalité présente s’effaceront avec le temps, que leur souvenir s’estompera, qu’un jour la terre et toute conscience humaine auront disparu et, avec eux, tout effet, toute mémoire du passé et que, puisque le passé appartient toujours à un présent dont il est le passé, la disparition du présent consciemment vécu entraînera la disparition du passé, ce qui, par conséquent, fera perdre tout sens au futur antérieur.
Il n’est aucune parole prononcée qui, un jour lointain, n’aura été prononcée, aucune souffrance subie qui n’aura été endurée, aucune joie éprouvée qui n’aura été vécue
Or, l’affirmation « Dans un lointain futur il ne sera plus vrai que le lecteur aura lu présentement ce texte » est insensée et même impensable. Car s’il ne « l’aura pas lu à l’avenir », il ne peut être en train de le lire en ce moment même. Ce qui fait qu’en réalité, ni lui, ni la phrase n’existent. En éliminant le futur antérieur, on élimine le présent ! Il n’est aucune parole prononcée qui, un jour lointain, n’aura été prononcée, aucune souffrance subie qui n’aura été endurée, aucune joie éprouvée qui n’aura été vécue. Et cela, à tout jamais. On peut bien pardonner ce qui est advenu, mais on ne peut empêcher que ça ait eu lieu.
Si la réalité existe, alors le futur antérieur est inéluctable, et avec lui le postulat de l’existence de Dieu, car selon la démonstration de Spaemann :
- Toutes les vérités factuelles sont des vérités éternelles.
- Tout présent est le passé d’un présent à venir
- Le statut ontologique de ces vérités éternelles ne réside pas dans un quelconque effet ou un souvenir, mais dans le fait qu’il soit su. Cette connaissance est le propre d’une conscience absolue… appelée Dieu.
Aucun fait ayant eu lieu ne devient un jour erroné. Or, ni l’homme, ni la nature ne peuvent être les hôtes de cette vérité. Il faut pour cela une conscience infinie. Celle-ci ne peut qu’être d’essence divine.
Quod erat demonstrandum.
Oskar Freysinger
CLV magazine n°37
Ce texte se base sur l’ouvrage de Robert Spaemann, « der letzte Gottesbeweis », Pattloch-Verlag,
2007 München